Malgré l'approche de son déclin, Venise est toujours le centre
de la richesse et des plaisirs mondains. C'est la Venise des
tableaux de Guardi, Canaletto, Bellotto, Longhi avec la leçon de
danse, la toilette, les visites, les galants, le jeu et la passion
pour les masques et le théâtre.
Le société Vénitienne raffine ses goûts sur le frivole style de
vie français. C'est de Paris que viennent les nouveaux vêtements
remplaçant le faste à l'espagnole : courts manteaux de soie,
cravates de dentelles, perruques Louis XV poudrées. C'est dans la
nouvelle intimité des "ridotti" et des "casini"
(petits appartements) que préfère se dérouler la vie quotidienne
de la noblesse vénitienne. Tout est grâce , légèreté, harmonie.
Artistes et artisans collaborent, depuis Tiepolo jusqu'aux
stucateurs graveurs doreurs et s'accordent autour du même style :
plafonds peints encadrés de stucs dorés ou pastels, torsades de
fleurs et de feuillages encadrant des tapisseries de soie ou des
miroirs et des lustres de Murano ; chacun veut son "bodoar"
: c'est ainsi que le dialecte vénitien a écorché le mot boudoir.
Pour le mobilier le "dépentore" vénitien est le premier
artisan capable d'imiter les laques très appréciées dès la fin
du XVII° siècle.
La technique qui exigeait une grande habileté est décrite par
Morazzoni :" l'artisan étendait sur le bois des couches fines
de "pastiglia" obtenue en diluant dans de la colle du
plâtre fin. Une fois sec le meuble était poli à l'agathe. Les
laqueurs les plus habiles et les plus consciencieux (...)
appliquaient à l'aide de colles très fortes des toiles fines
neutralisant le jeu du bois à la suite des variations
atmosphériques. Puis on passait à la couleur du fond et on
peignait à la détrempe les sujets désirés qui acquièrent plus
de relief s'ils sont soulignés en noir ou en couleur par des traits
de plume d'oie. Une fois les peintures complètement sèches le
laqueur les protégeait sous plusieurs couches de sandaraque
transparente, compacte, lisse, brillante, douce au toucher et
imperméable. On vernissait jusqu'à 18 fois en laissant sécher
chaque couche de sorte que l'œuvre finie il n'y ait pas la moindre
trace du pinceau même le plus fin.
C'est avec un procédé analogue que le "depentore"
exécute des décorations en relief. Morazzoni en fait la
description : "en suivant les traces du dessin il laisse couler
de son pinceau la fluide goutte de plâtre et de colle de manière
qu'elle soit également répartie. La pastille quoique fluide a une
certaine densité mais il est interdit à l'artisan de se servir
d'un bâtonnet quel qu'il soit pour se corriger ; ainsi on
obtient une sorte de bas relief de l'épaisseur de quelques
millimètres à peine qui sera ensuite peint en polychromie ou doré
au mordant ; ces laques sont aussi soulignées à la plume
d'oie et vernies de nombreuses fois.
Venise est conquise par la mode de la laque : plateaux, coffrets,
tabatières et surtout meubles aux personnages "à la
chinoise" apportent partout une note d'exotisme. C'est de ces
premières décades du XVIII siècle que datent le bureau-trumeau,
la commode à deux corps avec abattant aux ornements légers,
personnages et pagodes en relief "à la goutte
dorée".
Vers la fin du siècle le peintre laisse libre cours à son
imagination en créant des saynètes charmantes à l'inspiration
exotique : les mandarins aux longues moustaches, les serviteurs aux
parasols fantaisistes, les dames luxueusement vêtues sont les
personnages travestis de la société vénitienne. Avec des scènes
s'inspirant de la Chine le "dépentore" décore des
paravents, des armoires, des épinettes dans des accords
chromatiques très riches.
Peu à peu les chinoiseries font place à des scènes champêtres
ou de la vie mondaine - dames et cavaliers - paysans et bergères.
Les peintres ont inspiré les artisans du meuble laqué avec des
teintes fines et gaies : jaune or, rose, bleu pâle ; puis survient la production de " laque pauvre "
injustement appelée " arte povera ". Pour ma part je
préfère le terme de "lacca contrafatta " car il fallait
un goût sûr dans le choix et la répartitions des estampes
collées.
Les nombreuses et actives chalcographies de Venise et Bassano
tiraient ces estampes qui une fois collées sur le meuble
disparaissaient sous les couches de sandaraque : ainsi la
décoration semblait peinte. Les Remondini de Bassano produisaient
des estampes spécialement conçues pour être appliquées par les
laqueurs et cela jusqu'à la fin du XVIIIème siècle. On trouvait
dans les catalogues à côté des chinoiseries, des oiseaux, des
fleurs, des personnages à l'antique, les quatre saisons, des sujets
pastoraux, des scènes de théâtre etc. Les artisans surent
résister à la tentation d'exagérer l'ornementation ; dans
d'autres régions de l'Italie cette technique de " lacca
contrafatta " fut largement diffusée.
A partir de la deuxième moitié du siècle c'est le genre floral
qui prédomine ; l'exemplaire le plus typique du meuble laqué
à fleurs est la commode qui devient vraiment
"vénitienne" ; en effet on atteint une harmonie
parfaite entre les formes et la décoration résultant d'un
admirable accord entre le "marangone" qui construit le
meuble, le sculpteur qui anime les surfaces et le laqueur qui le
peint en une ou plusieurs couleurs. Ce dernier excelle dans le genre
floral où les contours des fleurs et des guirlandes sont rapidement
ébauchés sans finitions ni retouches . Ainsi apparaît avec
évidence la différence de goût entre les laques vénitiennes et
celles des autres pays d'Europe. Les bouquets sont peints sur des
fonds ivoire, jaune, rose, vert pâle, bleu transparent mais aussi
rouge vif et bleu outremer. Les canapés, chaises et fauteuils acquièrent
leur caractéristique XVIIIème harmonieuse et légère ; on
réduit leurs proportions et ils deviennent maniables confortables :
fauteuil "gondole", canapés d'antichambre, chaise à
dossier ajouré toujours laqués de rameaux fleuris polychromés.
Dans ces ensembles conçus à l'origine pour former un tout unique,
il ne se trouve jamais deux "pièces" tout à fait
pareilles ayant une décoration identique ; rien n'est fait en
série et les combinaisons chromatiques sont à l'infini. Les lits
laqués sont assez fréquents à Venise avec des têtes comportant
des médaillons fleuris ou des sujets religieux. Les berceaux sont
aussi très raffinés et peints avec un zèle touchant.
Tout peut être laqué dans la demeure vénitienne du XVIIIème
siècle depuis les nécessaires à toilette, les innombrables
plateaux de toutes formes, les coffrets, boites, tabatières
jusqu'aux poignées des portes et fenêtres. Ces artisans ont
inventé les fameux "nègres" portant des torches et qu'on
pouvait voir par couples dans les palais vénitiens. Ils sont vêtus
à l'orientale, laqués de couleurs vives ou représentent des
serviteurs, des personnages populaires, voire des masques de la
Commedia dell'Arte parfois grandeur nature ! N'oublions pas les
coffres de mariage, les petites tables ou "giridons", les
consoles, les miroirs etc.
Vers la fin du siècle le retour au classicisme renonce aux
courbes de la rocaille. Les artisans vénitiens acceptent à contre cœur
les canons néo-classiques et peu à peu abandonnent le rococo
exubérant et incomparable. Les demandes de meubles peints
diminuent. Avec leur disparition le délicieux monde vénitien du XVIIIème
siècle est emporté par les évènements qui mettent un terme -
avec Napoléon - à la Sérénissime République de Venise. Une
grande partie des collections est vendue ou dispersée.
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