des bleus

catherine auguste
par
Catherine AUGUSTE, ancienne élève des Beaux-Arts de Paris
désigne et décore des cabinets de curiosités

"pour faire un excellent bleu outremer 
prenez du lapis lazuli à volonté et broyez le finement sur une meule de porphyre, puis, faîtes une masse ou une pâte des ingrédients suivants : pour une livre de lapis, prenez six onces de poix grecque, deux de mastic, deux de cire, deux de poix noire, une huile d'aspic ou de lin et une demi-once de térébenthine, faites bouillir le tout dans une casserole jusqu'à les presque fondre, puis filtrez et recueillez le produit dans l'eau froide, remuez et mélangez bien avec la poudre de lapis lazuli jusqu'à les incorporer, et laissez reposer huit jours ; plus ils reposent, meilleur et plus fin sera le bleu ; puis malaxez la pâte avec les mains en arrosant d'eau chaude, aussitôt le bleu ensortira avec l'eau ; la première, la seconde, la troisième eau sont à conserver séparément. Et lorsque vous verrez le bleu descendu au fond du récipient, jetez l'eau et gardez le bleu.
Libri colorum ("Les livres de couleurs"), recueil de Jean Lebègue, XV °siècle
 

A la lecture de cette recette, on imagine toute la difficulté qu'il y a à n'extraire que le bleu, c'est-à-dire la lazurite, du lapis lazuli. Le bleu, couleur présente dans la nature minérale ou végétale a été fabriqué et maîtrisé difficilement. On le trouve dès l'Antiquité dans les vêtements ou les peintures murales. Les Egyptiens connaissent l'usage du lapis-lazuli, de l'indigo ; les Romains le perçoivent comme la couleur des Barbares. Il faut attendre le Moyen Age du XII° siècle pour qu'il occupe une place de choix en Occident. Il détrône alors le rouge pour le vêtement de la Vierge ou les habits du roi : le bleu devient symbole de lumière divine, de lumière céleste. Au cours de notre histoire, la fabrication et l'utilisation des différents bleus ne cessent d'évoluer au gré des représentations idéologiques, des préoccupations esthétiques, des enjeux commerciaux et des contraintes financières. Voyons un petit bout de l'histoire de ces bleus qui décorent et nous habillent.

 

Bleu d'Alexandrie (bleu égyptien)


Boules de pastel
Indigo
Boules de bleu d'Alexandrie

Les Egyptiens du III° millénaire sont les inventeurs du premier bleu artificiel, conçu afin de pallier la carence en minéraux bleus : ils mettent au point la fabrication d'un silicate double de cuivre et de calcium. Ce matériau va servir autant à réaliser des objets massifs que des pigments pour la peinture ou l'encre. On peut admirer dans nos musées de nombreuses pièces antiques, tels les hippopotames ou les bijoux venus d'Egypte recouverts de cette glaçure bleue très particulière. Il remporte un vif succès auprès des Romains et est exporté sous le nom de bleu d'Alexandrie. 

Aux importations succède généralement une volonté de fabrication locale, rendue possible avec l'arrivée d'ouvriers spécialisés. Pouzzoles est la première fabrique de bleu d'Alexandrie en Italie mise en place par Vestorius, un ami de Cicéron. Egalement, on voit apparaître en Gaule romaine dès le II° siècle des fabrications locales. Avec le développement de l'enluminure dès le début du Moyen Age, le bleu d'Alexandrie perd de son importance dans la peinture au profit du lapis lazuli éclatant.

 

Bleu de lapis-lazuli ou lazurite 



 

Il s'agit d'une pierre semi-précieuse très dure, d'un bleu profond pailleté de blanc doré. C'est un aluminosilicate naturel de sodium et de calcium, importé en Europe d'Afghanistan (la région de Badaskan) et d'Iran. Par une longue chaîne de caravanes, la poudre bleue venue d'Orient est vendue aux marchands des républiques italiennes (Venise, Gênes). Le pigment est très utilisé par les peintres médiévaux, à cette époque le bleu devient la couleur par excellence, le rouge perdant beaucoup de son importance. 

Bien que déjà présent sous l'Antiquité égyptienne, le bleu de lapis-lazuli va se substituer au bleu d'Alexandrie ou de Pouzzoles. Il possède une fixité dont n'approche aucun autre pigment : la couleur est solide à la lumière et d'une belle intensité. L'enluminure médiévale découvre là son plus beau bleu. Mais il est cher et même très cher car c'est une pierre difficile à trouver, qui vient de loin et qui nécessite de nombreuses opérations de purification. On l'utilise toujours parcimonieusement. 

Au XIX° siècle, le gouvernement français lance un concours afin de trouver un produit de substitution meilleur marché. Le chimiste Guimet, en 1828, invente un bleu dont la tonalité est très proche de celle de la pierre précieuse : c'est le bleu outremer. Le succès est immédiat auprès des peintres. Aujourd'hui on parle d'outremer naturel quand il s'agit du pigment à base de lapis-lazuli et d'outremer synthétique dans l'autre cas.

 

Bleu d'azurite ou azur d'Allemagne, azur de montagne



 

C'est un des pigments bleus les plus utilisés dans l'Antiquité classique et le monde médiéval. Il s'agit d'un minerai, du carbonate basique de cuivre dont la stabilité est moins grande que celle du lapis-lazuli ; de plus il a tendance à virer au vert, son principal défaut. Les Grecs et les Romains le font venir d'Arménie (lapis armenis) ou de Chypre (caeruleum cyprium) tandis qu'au Moyen Age on l'extrait des monts d'Allemagne d'où sa désignation de "bleu de montagne". Il supplante progressivement les bleus d'Alexandrie pratiquement introuvables au Moyen Age mais ne rivalise jamais le lapis-lazuli, plus stable et lumineux.

 

Bleu indigo (ou indicum) 



 

La couleur est extraite de l'indigotier (Indigofera tinctoria) un petit arbuste au feuillage découpé qui appartient à une grande famille de plus de 300 espèces réparties dans les régions chaudes de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique. Le principe colorant de l'extrait fournit l'indigotine (bleue) mais aussi l'indirubine (rouge). La teinte est plus ou moins pourprée selon la provenance. 

La fabrication de l'indigo se fait dans l'eau en trois étapes : 
· la fermentation des feuilles, 
· l'oxydation du liquide obtenu par battage 
· le recueil du précipité bleu formé, la fécule qui permet le transport aisé sous forme de pains ou de carreaux. 

L'indigo est utilisé sous l'Antiquité égyptienne et romaine pour la teinture des vêtements. Les Romains importent d'Orient la fécule d'indigo sous forme de pains séchés. Du fait de sa forme compactée, on ignore même son origine végétale, les Romains le prennent pour une sorte de limon, croyance qui perdure jusqu'au XVI° siècle en Europe. A partir du Moyen Age on retrouve sa trace : il vient en petites quantités depuis le Moyen Orient essentiellement et seuls les peintres en font usage. Ce produit exotique ne s'impose pas rapidement car il fait une concurrence déloyale au "pastel" (bleu de guède), autre bleu végétal alors produit dans nos régions. Ce n'est qu'au XVIII° siècle que la ruine des producteurs de "pastel" s'amorce lorsque les Espagnols, Français et Anglais développent la culture de l'indigotier dans leurs possessions d'Amérique. L'indigo de Saint-Domingue et de la Guadeloupe arrive par Bordeaux, Nantes et la Rochelle avant d'être acheminé jusqu'à Marseille, plaque tournante de ce commerce depuis le XIII° siècle. L'indigo est ensuite exporté vers ses anciens fournisseurs du Moyen Age comme l'Italie et les pays du Levant (Egypte, Constantinople…). Le commerce reste fructueux jusqu'à la Révolution. Le blocus continental en 1806 ne permettra pas d'organiser une véritable renaissance du "pastel" en France et pour teindre les uniformes de la Grande Armée de Napoléon nous aurons besoin de l'indigo produit par les Anglais aux Indes, devenu alors premier producteur. 

L'ère des chimistes avec leur cortège de colorants de synthèse arrive. Pour remédier aux coûts élevés des bleus et réduire notre dépendance vis à vis de l'Angleterre qui détient alors le quasi monopole de l'indigo. Il faut plus de 20 ans à la firme allemande BASF pour réaliser une synthèse de l'indigo qui soit rentable. En 1904, l'Allemagne exporte 900 tonnes d'indigo de synthèse et trois fois plus en 1913. Cet indigo de synthèse va connaître un succès facile en Chine grâce à la mode du bleu de chauffe lancé par Mao, mais aussi dans la teinture des vêtements de travail et des blue-jeans. Le commerce anglais de l'indigo naturel des Indes entame sa ruine et le trafic passant par Marseille de même.

 

Bleu de guède 



 

A la base de ces bleus, la guède, Isatis tinctoria, une plante cultivée depuis le X° siècle en Europe (Alsace, Nord et Normandie), dite aussi vouède. Elle présente l'inconvénient d'appauvrir les sols et oblige aux jachères. Les feuilles et les tiges sont lavées, séchées, flétries puis broyées jusqu'à l'obtention d'une pâte, le "pastel", que l'on forme en boules, coques ou cocagnes. Puis à nouveau broyée et fermentée, la pâte détentrice du principe colorant est séchée et vendue sous forme de cocagnes. 

A la fin du XII° siècle, la guède quitte les terres du Nord pour s'établir en Languedoc dans un triangle formé par Albi, Toulouse, Béziers, dont elle fera la richesse. La mode du bleu s'installe dans les vêtements et les représentations picturales. Le succès des bleus de guède va de pair avec l'organisation en grand commerce et l'exportation des cocagnes dans toute l'Europe. Le bleu est à portée de main et son exploitation ne dépend guère de relations commerciales lointaines et aléatoires. 

Pendant un temps, les bleus de guède normand et allemand vont s'imposer face au rare bleu d'indigo importé du Bengale. La fortune des marchands pastelliers toulousains culmine au XVI° siècle avant de s'amoindrir suite à des productions successives de mauvaise qualité et aux guerres de religion qui déstructurent le pays. En parallèle, l'exploitation de l'indigo se développe dans les colonies car ses qualités tinctoriales sont supérieures à celles de la guède. Le déclin du pays de cocagne s'amorce malgré des mesures protectionnistes au cours des siècles.

 

Bleu de Prusse 



 

Deux alchimistes prussiens, Diesbach et Dieppel, découvrent accidentellement à Berlin un bleu foncé d'une grande force colorante en cherchant à synthétiser un cramoisi à partir de sel ferrique, de potasse et de sang. Appelé à la plus grande célébrité sous le nom de bleu de Prusse, il est fabriqué dès 1710 et donne lieu à de nombreuses variantes dont celle consistant à le stabiliser avec une grande quantité de charge minérale blanche donnant ainsi le bleu de Paris ou le bleu d'Anvers. 

C'est un ferrocyanure double de fer et de potassium dont la structure extrêmement complexe diffère selon le mode d'obtention, on peut donc parler de "bleus" de Prusse. Les bleus sont noirs et profonds, d'une bonne solidité à la lumière, possèdent un pouvoir colorant marqué et un pouvoir couvrant satisfaisant.

 

Bleu de cobalt 



 

Ce mot évoque en général une belle couleur bleu céleste. Comme substance, on le désigne sous les noms de smalt, bleu d'émail, verre de cobalt, parce qu'on le tire du cobalt, matière métallique, très utile pour la faïence, la teinte de émaux. C'est le bleu ancien des peintres qui possède de nombreuses qualités : une grande vivacité de ton, une excellente résistance à la lumière.

 

Quelques expressions autour du bleu



 

passer au bleu : faire disparaître, par allusion au bleu de lessive utilisé pour blanchir le linge
cordon bleu : ruban moiré et bleu porté par les chevaliers de Saint Esprit au XVII° siècle, désigne donc le chevalier de Saint Esprit puis par extension une personne qui se distingue en quelque chose, avant de se spécialiser en désignant une cuisinière très habile
être dans le bleu : dans l'irréel en être bleu,
c'est bleu : être stupéfait
en voir de bleues : supporter des choses désagréables, de grandes peines, peut-être dû à l'influence de bleu, la marque de coup
au bleu : façon de préparer les poissons d'eau douce au court bouillon avec du vin
du bleu : pour le vin, désigne un vin rouge de mauvaise qualité
être bleu de peur, une peur bleue
un bleu
: un jeune recru par allusion au fait que les jeunes paysans arrivaient en blouse bleue à la caserne
bas bleu : une femme de lettres avec une nuance de ridicule
conte bleu : un récit fabuleux, incroyable
colère bleue : colère violente où le visage devient bleu

 

Bibliographie



 


Les matériaux de la couleur 
François DELAMARE et Bernard GUINEAU, Découvertes Gallimard, 1999

 
Bleu, l'histoire d'une couleur
Michel PASTOUREAU, Seuil, 2000
 

Regards croisés sur la couleur du Moyen Age au XX° siècle
Philippe JUNOD et Michel PASTOUREAU, Edition Le Léopard d'or, 1994



Les routes de cocagne
le siècle d'or du pastel, Gilles CASTER, Edition Privat, 1998

Techné 4,La science au service de l'art et des civilisations
Couleurs et Pigments, vol.4, Réunion des Musées Nationaux, 1996

Bibliographie de la couleur
Michel INDERGAND et Philippe FAGOT, 1984

Des liants et des couleurs
Jean PETIT, Jacques ROIRE et Henri VALOT, Editon EREC, 1995

 

autres articles sur les couleurs à consulter sur le site

Le bleu de Lectoure
Le vert 
Le jaune
Des rouges

Les pigments cités dans l'article peuvent être trouvés sur la boutique du site
en www.droguerie-couleur.com 

 

   

 

 


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