Le style rustique
par
Franz Fenris G.
Poterie du Miroir aux Prêles
12 rue du Manoir F-76450 CANOUVILLE
tél. 33 (0)2 35 97 89 16 |
Objets de collection en corne de rhinocéros
montée en or,
ivoire tourné,
collection du château d’Ambras, près
d’Innsbruck
Considérations à la suite de la lecture, entre
autres, du texte éponyme d’Ernst Kris (1900-1957), publié à Vienne
en 1926 et 27, et paru aux éditions Macula dans sa version française
en 2005, avec une introduction d’Ernst Gombrich et une postface de
Patricia Falguières. |
1 / Terrain et manifestations
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Le style rustique, manifestation naturaliste du
maniérisme à la Renaissance, prend son origine à trois sources : la
création des chambres d’art et de merveilles (Kunst und
Wunderkammern) lui donne un cadre ; ses manifestations, selon
Kris, sont conditionnées par les avancées techniques du moulage
d’après nature ; et l’on peut parfois voir la rivalité relative dans
laquelle l’artiste se place avec Dieu comme l’énergie de départ.
Invention de la Wunderkammer
La Wunderkammer est le prolongement
d’une superstition médiévale que l’on nomme l'essai. Les
princes de la Renaissance continuent de chercher à acquérir, en
croyant souvent encore à leurs vertus magiques, ces matières
naturelles étranges auxquelles on attribuait le pouvoir de détecter
la présence d’un poison dans les mets, voire de le neutraliser.
Ainsi pour le corail, les langues de vipères, les dents de requin,
la corne de licorne (dent de narval) ou de rhinocéros, la crapaudine
(peau de crapaud), les bézoards (concrétions dans l’estomac de
certains ruminants), etc., permettaient de réaliser ces "essais" sur
les plats. Ces objets curieux furent souvent montés
en or par d’habiles orfèvres et ainsi magnifiés en œuvres d’art.
Aux essais médiévaux vinrent s’ajouter les
choses rares, insolites ou monstrueuses de la nature : œufs
d’autruches, coquillages, nautiles, os de géants (restes d’animaux
préhistoriques), bois de cerf fichés dans un tronc (Ambras), pierres
précieuses ; mais aussi des objets raffinés issus de la main de
l’homme : reliques en tout genre, noix de coco gravées, un noyau de
cerise sculpté, des ivoires tournés, gravés, et ciselés, des
médailles, et des pièces d’orfèvrerie généralement allemande dont
les fameux « pokals »… Ces collections constituent les premiers cabinets de
curiosités, qui, pour les plus beaux ensembles, ont pour écrin une
pièce du palais (le studiolo italien), voire, chez les
princes allemands, carrément une aile du château. Dès le XVIe siècle
en effet, naquit une mode de collectionner, au sens moderne du
terme, lequel implique que ces objets puissent, pour la première
fois, être contemporains et
qu’en plus de l’accumulation, il y ait classification : on classe
peu à peu les choses en naturaliae, artificialiae et
mirabiliae. Cette taxinomie distingue la Wunderkammer
des trésors ecclésiastiques et privés du Moyen Age. Le cabinet de
curiosité se nomme en français souvent « musée » et son étude est à
l’origine de nos sciences naturelles.
Le Printemps, 1573,
Giuseppe Arcimboldo,
huile sur toile
Musée du Louvre, Paris
Ces assemblages hétéroclites de curiosités et
merveilles participent d’un mouvement naturaliste important qui
d’abord rassemble, classifie, puis décrit, dessine ou peint pour
donner naissance, dès le XVIe siècle à la nature morte (Giuseppe
Arcimboldo 1527-1593). A la suite des efforts de Leonardo da Vinci
(1452-1519) et d’Albrecht Dürer (1471-1528) - dont l’observation
rigoureuse de la nature n’implique pas qu’ils soient « rustiques »
par l’usage d’animaux grouillants ou rampants -, un naturalisme
scientifique voit le jour, précis, délicat, dans la seconde
partie du siècle (Joris Hoefnagel 1542-1600).
Folio 118 verso in Mira Calligraphiae Monumenta
manuscrit
de Georg Bocksay, (1561-62),
enluminé par
Joris Hoefnagel
en 1590-96
Malibu, J. Paul Getty Museum
Ce nouveau courant d’étude de la nature
répond, dans le domaine des arts appliqués, à un engouement pour la
nature, vivante, vibrante.
L’aspect d’accumulation des objets naturels,
notamment les coquillages, s’illustre par ailleurs aussi dans le
décor des grottes de jardin (Grotte aux Animaux -1538-67- du Castello à la Villa Medicis, ou grotte de la Bastie d’Urfé ).
Salle des Rocailles : grotte d’accès
à la chapelle de la Bastie d’Urfé
vers 1550, dans le Forez, France
Le moulage d’après nature
La pratique du moulage d’après nature, déjà
attestée sous l’Antiquité, a survécu pendant le Moyen Age à travers
celle du masque funéraire, et prend un nouvel essor en Italie,
essentiellement pour le moulage de petits animaux, pendant tout le
Quattrocento. On moule crapauds, écrevisses, serpents, lézards et
oiseaux que l’on coule en petits bronzes réalistes (Andrea
Briosco dit le Riccio 1470-1532, puis Giambologna 1529-1608, lequel
a aussi participé au moulage de sculptures de la grotte aux
Animaux). Cette pratique soulève la polémique de savoir si l’objet
moulé est une œuvre d’art ou le produit de la nature. Ernst Kris
précise que, comme toute technique au service de la création
artistique, le moulage est assujetti à une intention
artistique.
Anonyme, Serpent enroulé autour de deux
lézards, bronze
vers 1550, Florence, Musée du Bargello
Au Nord, l’usage du moulage d’après nature est
repris pour des coquillages, des escargots, lézards et tortues
pendant tout le XVIe siècle, notamment à Nuremberg (Hans Vischer
1488-1550, et Wenzel Jamnitzer 1508-1585, avec le concours de Hans
Lobsinger).
Wenzel Jamnitzer, Bassin d’aiguière, fonte
d’argent repoussé et doré
1550-60, Musée du Louvre, Paris
En France, la technique est principalement reprise par les
céramistes (Girolamo Della Robbia 1488-1556, au château de Madrid,
détruit, ou les « rustiques » figulines de Bernard Palissy
1510-1590).
L’artiste en rival de Dieu
La Renaissance est celle de la vision classique
des arts libéraux dans lesquels prédominent conception
intellectuelle et inspiration personnelle. C’est l’affirmation de
l’individu. Pour les questions de salut, la place de l’intermédiaire
clérical se trouve amoindrie, on adopte une conception plus
personnelle et individualiste de sa relation à Dieu. Les artisans
signent leurs œuvres, les écrivains revendiquent la paternité de
leurs écrits, les peintres multiplient les autoportraits. L’art
médiéval avait quasiment banni la nudité en l’associant au péché et
à la honte. Contre l’idée de l’homme déchu, l’art de la Renaissance
a dépouillé de leurs vêtements les corps rendus superbes, gracieux
ou puissants, mais dignes. Et placer l’homme au centre de l’intérêt
qu’on porte au monde supplante peut-être un peu le Dieu omnipuissant
du Moyen Age. Plutôt que représenter les symboles de la foi, l’art a
commencé à s’intéresser à la nature (naissance des premiers paysages
peints), en tentant de reproduire plantes et animaux plus vrais que
la réalité. Imiter la nature, et même la surpasser en créant des
combinaisons fantastiques. Ces inventions placent l’artiste en
rivalité directe avec le Créateur. Et les cabinets de curiosités
sont remplis de monstres improbables.
Le maniérisme a aussi produit de nombreux
automates, pièces d’orfèvrerie auxquelles l’artiste a cherché à
donner vie par des moyens techniques. Rares sont ceux relevant
directement du propos de Kris, si ce n’est par le fait de suggérer
le vivant.
Plus que la simple évocation ou copie du vivant
dans les œuvres « rustiques », l’usage des petits animaux (souvent
moulés donc) est une façon pour l’artiste d’instiller la vie même
dans son œuvre et , par conséquent, de sembler usurper ce qui était
l'apanage de Dieu seul. Pourtant, cette louange du foisonnement organique est le témoignage
d’une jubilation sincère de l’artiste devant le vivant. La plupart des
artistes étaient très chrétiens, Jamnitzer et Palissy en tête : leur
représentation naturaliste du vivant étaient certainement animée
d’une réelle admiration pour la nature plus que par un orgueilleux
défi au divin… ce qui n’est pas certain de tous leurs
commanditaires.
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2 / Rustique
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Fragment de plat, céramique dite de Saint Porchaire, époque Henri
II, Musée du Louvre
Le fond du plat est orné de carrés roux et jaunes présentant, dans
un soleil, le monogramme du Christ : I H S.
Dans ce XVIe siècle qui réinjecte dans l’art
toute la mythologie gréco-romaine (Renaissance des valeurs
antiques), avec ses cortèges de bacchanales, de satyres paniques, où
le merveilleux confine toujours à l’effrayant, le naturalisme
Renaissant loue aussi la vie (biologique) au point d’en aimer les
monstruosités. Dans ce XVIe siècle, le plus païen de notre histoire,
qui ne cesse de jouer sur les oppositions formelles, ne craint pas
de juxtaposer l’orgie Antique et les valeurs chrétiennes, fait
pisser des satyres de coquillages sur les fidèles se rendant à la
chapelle de la Bastie d’Urfé, ou encore palpiter grenouilles et
lézards dans un plat en céramique dite de Saint Porchaire constellé
de monogrammes du Christ… dans ce siècle où un visage cornu sur un
pied de crucifix ne s’appelle plus Satan mais simplement « faune »,
anodin, malicieux peut-être, mais drôle surtout, ce siècle où
l’Archiduc d’Autriche Ferdinand II de Habsbourg (1529-1595), quoique
fervent catholique, cultivé, raffiné, organise des cérémonies sadico-païennes,
des beuveries, et affectionne des machines de torture et les
représentations de monstres humains dans son château d’Ambras… dans
ce siècle qui affiche la truculence des grimaces des mascarons qu’il
appose partout comme éléments de décoration, dans ce siècle dont l’art peuple avec
tant de facilité les décors de grotesques les plus aboutis, les plus
raffinés, des créatures les plus extraordinaires, issues du rêve ou
du cauchemar (à la suite de Jérôme Bosch 1450-1516)… est-il étonnant
qu’un courant artistique n’ait pas trouvé répugnant de s’intéresser
à la part sombre de la vie ? à l’exubérance de ce qui se tortille,
de ce qui grouille, rampe ? Car c’est bien une autre caractéristique
du style rustique, c’est de faire usage des lézards, grenouilles,
écrevisses, « animaux, vermines, herbes et escargots (1) » et de
tout le « menu fretin des marais et des rivières (2) ». |
4 / Quelques personnages importants
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Comme les productions de Jamnitzer ou de
Palissy, les enluminures naturalistes de Joris Hoefnagel ne
s’intéressent majoritairement qu’au petit, à l’anodin, à
l’insignifiant : végétaux isolés, fleur coupée, fruit, toujours
frais, réalistes, un insecte, comme échappé de la nature et venu se
poser à l’instant sur la page, parfois un papillon, une grenouille
ou une souris, jamais un cheval. Comme pour Jamnitzer et Palissy,
l’art de Hoefnagel réside dans le choix de la chose reproduite et
dans le libre arbitre de la composition.
L’orfèvre de Nuremberg Wenzel Jamnitzer, comme
le céramiste français Bernard Palissy, pratique l’accumulation d’une
manière qui n’est pas sans rappeler celle de Giuseppe Arcimboldo :
la composition est toujours savante, équilibrée, mais dense, et
c’est cette profusion même qui suggère la vie. Ceci est amplifié par
le fait que la surcharge est une exigence de sa clientèle : on
mesure la puissance d’un prince à la richesse du décor des objets
qu’il possède. Ce qui nous semble lourd aujourd’hui était dicté par
les rapports de pouvoir. On note que malgré la fraîcheur et le
principe d’accumulation, les compositions de Giuseppe Arcimboldo ne
sont pas « rustiques » si elles ne s’intéressent pas à la part
humide, sombre et grouillante de la vie, exception faite de l’Eau,
et d’un escargot translucide sur une courge de l’Automne
(1573, le Louvre)
Comme Palissy, Jamnitzer a cherché à inclure la
nature à ses œuvres sous la forme minérale aussi. Son désir «
naturalistique (3) » a même dépassé la satisfaction tirée du
résultat des moulages puisqu’il est allé jusqu’à inclure des
morceaux de roche en nature pour imiter la surface d’un sol
plus efficacement encore.
Bassin rustique, Bernard Palissy et son
atelier, entre 1556 et 1590
terre cuite émaillée, Musée du Louvre, Paris
Chez Bernard Palissy, le règne minéral n’est
figuré que par l’imitation en terre cuite émaillée. Sa recherche se
porte sur la couleur, la transparence, la matité des mélanges
d’émaux plombifères transparents et stannifères opaques, laiteux,
pour imiter la roche, ses aspects jaspés ou marbrés. En revanche, ce
qui change, c’est l’échelle : non plus satisfait de représenter la
roche ou l’eau dans ses plats extraordinaires, il a accepté la
réalisation de deux grottes de jardin pour Catherine de Médicis aux
Tuileries et pour Anne de Montmorency à Ecouen. Il ne nous en reste
que des fragments et de nombreux essais… furent-elles seulement
montées un jour ? Mais il est clair qu’il y imitait la pierre, et
que, par ses écrits et par les moules conservés, tout l’arsenal
moulé de bestioles, « vermines » et coquillages en tous genres y
figurait, allant jusqu’à la figure humaine, moulée elle aussi, par
morceaux, pour l’édification de termes. Le moulage de la figure
humaine relève-t-il encore du style rustique ? A moins que ce ne
soit, au sens propre cette fois, d’un style de grottesques ?
Palissy, kitch ?
rappels des notes
(1) Johann Neudörfer, p 41 et 45, in Ernst Kris, Le Style
Rustique, éditions Macula, Paris, 2005)
(2) Patricia Falguières, in op. cit. p 195
(3) Néologisme de l’auteur, par lequel « naturaliste » décrit ce qui
a été fait pour avoir l’air de la chose représentée, par copie à
distance, et « naturalistique » s’approche du réel par contact
(moulage ou même inclusion), par imprégnation physique du réel
(note infrapaginale p 56). in Ernst Kris, Le Style Rustique,
éditions Macula, Paris, 2005) |
Un livre à lire
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