L'écaille de tortue, matériau du meuble
L’écaille de tortue, origine et nature
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Les tortues marines
C’est à partir des tortues marines que l’on
tire l’écaille, celle qui est utilisée dans la marqueterie ou
dans la confection de petits objets. Il existe sept espèces de
tortues marines mais deux sont recherchées pour leurs écailles :
- la tortue à écailles ou tortue imbriquée (Eretmochelys
imbricata), appelée également caret. C’est la plus rare. Ses
écailles s’imbriquent les unes au-dessus des autres et
présentent des colorations plus ou moins blondes orangées avec
des jaspures irrégulières et bien marquées dont la teinte
s’échelonne du brun pâle au noir. C’est aujourd’hui l’espèce la
plus menacée car elle fut longtemps chassée pour la beauté de
ses écailles.
- la tortue verte ou écaille franche (Chelonia mydas)
possède des écailles plus épaisses et plus grandes que celles de
la tortue imbriquée. La couleur de son écaille est verdâtre
au-dehors et noirâtre au-dedans avec de larges taches allant du
jaune citron au brun foncé. Outre, la viande, les œufs, le cuir,
la tortue verte fut exploitée pour le travail de marqueterie.
Comme la tortue à écailles, c’est une espèce menacée.
La nature de l’écaille
L’écaille de tortue est composée de
kératine et de corps azotés de la même façon qu’un ongle. Les
écailles forme une cuirasse qui protège la tortue.
On distingue :
- la dossière, ou carapace, est composée de treize écailles
ceinturées de petites écailles,
- le plastron qui couvre le ventre de la tortue, est
composé de feuilles soudées ou articulées entre elles.
Répartition des treize écailles de la dossière (tortue
imbriquée) :
cinq plaques centrales (C1 à C5) dites vertébrales et quatre
paires
de plaques latérales (L1 à L4 et L1' à L4') appelées
costales.
La tortue imbriquée peut peser 100 kg pour
une taille de 100 cm, la tortue verte est un peu plus grande,
130 kg pour 110 cm en moyenne. Mais le rendement en terme
d’écailles est faible, autour d’un kilogramme. Les plus belles
écailles proviennent des carapaces les plus vieilles. Sachant
que la maturité sexuelle des tortues marines est atteinte après
dix ans voire plus et que la ponte se produit tous les trois
ans environ, on imagine la rareté des écailles tant recherchées.
L’écaille de tortue brute doit être
préparée avant toute utilisation : elles sont assouplies dans de
l’eau bouillante salée afin d’éviter leur blanchiment ; puis les
plus gros défauts sont ôtés à l’aide d’un petit rabot. La
transparence et la brillance sont rendues par un polissage
final.
Mais la qualité de l’écaille ne s’arrête
pas aux reflets esthétiques, en effet sa nature nous permet de
la transformer. Jusqu’aux XVIIIe siècle, l’écaille de tortue fut
essentiellement utilisée dans les jeux de marqueterie. Il fallut
attendre le XIXe siècle pour échapper aux contraintes de
l’épaisseur de l’écaille grâce aux techniques d’autogreffe (sans
collage) mises au point. L’artisan pouvait alors travailler dans
la masse, sculpter, tourner et façonner de véritables dentelles.
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L’écaille de tortue dans la marqueterie
Carapace
de tortue, berceau supposé d’Henri IV, Musée du Château de
Pau
Fils posthume du duc de Berry, Henri IV fut surnommé
"l'enfant du miracle".
Dans cette légende, la carapace de tortue, berceau supposé
du jeune Henri,
occupe une place centrale. Dès le XVIIIe siècle, le
berceau-carapace
sillonne les rues de la ville de Pau solennellement lors de
processions.
A la fois relique et symbole du pouvoir des Bourbons, elle
est brûlée pendant la Terreur révolutionnaire. Mais grâce à
la complicité du commandant militaire
de la place, c'est une autre carapace de tortue qui est
détruite
Cave
à liqueur Nicolle
de Jacques-Emile Ruhlmann, ébène de
Macassar
sur chêne de Hongrie et ébène de macassar massif,
portes
plaquées
d’écaille rouge de tortue, denticule d’ivoire délimite les
portes plaquées
et incrustées d’un filet d’ivoire, 1926.
H 110 cm, l 93 cm.
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L’écaille de tortue est utilisée depuis
bien longtemps par les Polynésiens et les peuples d’Asie à
proximité des eaux tropicales, habitats privilégiés des tortues
marines. Plus près de nous, les auteurs latins Virgile ou
Juvénal évoquent déjà des meubles incrustés d’écaille. Ses
transparences proches du verre et ses reflets dorés en firent
sans aucun doute un objet de convoitise. D’ailleurs le berceau
supposé d’Henri IV est une carapace entière de tortue présentée
au musée du Château de Pau, sa ville natale. Mais il faut
attendre le XVIIe siècle pour que l’écaille devienne un produit
particulièrement recherché en Europe et que les artisans
ébénistes en acquièrent la maîtrise. L’inventaire de Mazarin
témoigne de l’existence de vingt-deux cabinets d’écaille et
d’ébène, de fabrication allemande, italienne ou hollandaise.
marqueterie de cuivre sur fond d’écaille
Détail du
bureau de la Duchesse de Bourgogne par André-Charles Boulle,
1711
Cabinet
en écaille et marqueterie florale, attribué à Pierre Grole,
France, vers 1660, largeur 142 cm.
Ce meuble est très semblable à deux cabinets en écaille,
décorés de marqueterie de fleurs, d’oiseaux et d’insectes,
portant le nom de Pierre Grole, cités dans l’inventaire
dressé à la mort de Mazarin en 1661.
Parmi les bois employés pour la marqueterie, on trouve le
palissandre, le buis, un bois vermillon et le bois de rose.
L’apogée de son utilisation se situe dans
la France de Louis XIV grâce à l’ébéniste Charles-André Boulle
(1642-1732) qui perfectionne les techniques de marqueterie. Les
placages d’écaille, d’étain et/ou de cuivre sont superposés
avant d’être découpés. Il en résulte une série de décors en
parties et contreparties qui peuvent s’assemblées aisément. On
utilisait surtout l’écaille de tortue verte dans la marqueterie
de mobilier. Celle-ci était d’abord amollie dans un bain d’eau
bouillante, mise sous presse pour l’aplanir puis enfin polie et
découpée en vue du motif marqueté. Sa transparence laisse jouer
les couleurs en arrière-plan : des papiers de couleur rouge,
parfois même des feuilles d’or ou d’argent étaient plaqués enter
le bois et l’écaille.
Ce type de mobilier connut un engouement
dans toute l’Europe princière de la première moitié du XVIIIe
siècle. Avec la période trouble de la Révolution, l’importation
de l’écaille devint difficile et la production de mobilier
marqueté dans la tradition Boulle tout autant.
C’est sous Napoléon III que l’écaille
reprend ses lettres de noblesse grâce aux réemplois de panneaux
de meubles ou de marqueteries anciennes par les ébénistes. On
voit alors une production conséquente de meubles dans le style
de Boulle grâce à un approvisionnement facilité de la matière
première ainsi qu’à des techniques d’exécution améliorées. |
L’écaille de tortue, un produit réglementé
Meuble d’appui d'André Leleu
dessiné en 1957 pour l’Exposition Annuelle.
Les plaques d’écailles recouvrent les trois faces. Le meuble
fut exécuté
cinq fois avec des variantes de motifs de cristal de roche
et de malachite.
H 130 cm, L 80 cm, P 40,5 cm ; Collection particulière |
L’écaille de tortue est un produit
réglementé pour la raison que les tortues imbriquée et verte
sont aujourd’hui des espèces menacées d’extinction. La tortue
imbriquée est l’espèce marine qui a subi la prédation humaine la
plus importante. Des textes de l’Antiquité romaine citent
l’écaille de tortue comme une marchandise. Le Japon et la Chine
la chassent pour sa viande dès le Ve siècle avant J.-C. Elle est
également prisée pour la confection de parfums ou de produits de
beauté, et le décor de nombreux objets jusqu’à la fabrication
des montures de lunettes. Mais la prédation ne s’arrête pas là :
on évoque aussi les techniques de pêche actuelles qui les
emprisonnent dans les filets ou bien les ingestions des sacs
plastiques, pris pour des méduses par les tortues, qui
conduisent à des occlusions intestinales.
Le commerce à grande échelle a surtout
débuté dans les années 1950 au point que, dès 1968, l’espèce fut
identifiée comme menacée. En 1975, les tortues imbriquées de
l’Atlantique Nord sont inscrites à l’ Annexe I de la CITES,
celles du Pacifique en 1977, c’est-à-dire dans la catégorie la
plus menacée d’extinction.
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La convention de Washington et la réglementation du commerce
des espèces menacées
écaille de tortue polie |
La Convention de Washington, signée en 1973
pour lire les textes en intégralité :
cites
La Convention sur le commerce
international des espèces de faune et de flore sauvages menacées
d’extinction, connue sous son sigle CITES ou Convention de
Washington, est un accord international dont le but est de
veiller à ce que le commerce des spécimens d’animaux et de
plantes sauvages ne menace pas la survie l’espèce concernée. La
CITES a élaboré un cadre juridique dans le but de limiter les
mouvements internationaux. Quelques 40000 espèces sont concernés
et réparties selon la gravité du risque dans trois annexes :
Annexe I : ce sont les espèces les plus
menacées de toutes les espèces animales et végétales. La CITES
interdit le commerce international de leurs spécimens sauf
lorsque l'importation n'est pas faite à des fins commerciales.
Dans ces cas exceptionnels, les transactions sont conditionnées
par la délivrance d'un permis d'importation et d'un permis
d'exportation.
Annexe II : c’est la liste des espèces qui
seraient menacées si le commerce de leurs spécimens n'était pas
étroitement contrôlé. Le commerce international des spécimens
des espèces inscrites à l'Annexe II peut être autorisé et doit
dans ce cas être couvert par un permis d'exportation ou un
certificat de réexportation. La CITES n'impose pas de permis
d'importation pour ces espèces (bien qu'un permis soit
nécessaire dans certains pays ayant pris des mesures plus
strictes que celles prévues par la Convention). Les autorités
chargées de délivrer les permis et les certificats ne devraient
le faire que si certaines conditions sont remplies mais surtout
si elles ont l'assurance que le commerce ne nuira pas à la
survie de l'espèce dans la nature
Annexe III : ce sont les espèces inscrites
à la demande d'une Partie (c’est-à-dire d’un Etat signataire de
la Convention) qui en réglemente déjà le commerce et qui a
besoin de la coopération des autres Parties pour en empêcher
l'exploitation illégale ou non durable. Le commerce
international des spécimens des espèces inscrites à cette annexe
n'est autorisé que sur présentation des permis ou certificats.
Les annexes de l’UE
Voir le lien suivant pour le détail des
Annexes et des formalités obligatoires pour détenir ou
transporter des espèces protégées :
annexes de l'UE
Les Etats membres de l’Union Européenne ont
mis en place des règlements qui renforcent l’application de la
Convention de Washington sur leur territoire. Ainsi les flux des
espèces inscrites à la CITES (Annexe I, II et III) ainsi que
d’autres espèces de la Communauté Européenne sont maîtrisés par
quatre annexes :
Annexe A : la liste correspond à l’Annexe I
de la CITES, celle des espèces menacées d’extinction, à laquelle
s’ajoute certaines espèces de l’UE.
Annexe B : c’est en quelque sorte l'Annexe
II de la CITES qui autorise le commerce international des
espèces protégées mais d'une façon réglementée et limitée à un
niveau qui ne compromet pas la survie de l'espèce.
Annexe C : elle regroupe les espèces de
l’Annexe III de la CITES dont le commerce international est
réglementé à la demande de certains pays exportateurs. Elle
décrit les espèces déclarées en danger sur le territoire d’un ou
de plusieurs pays et pour lesquelles des mesures de sauvegarde
particulières, ayant pour but d’empêcher ou de restreindre leur
exploitation, s’imposent.
Annexe D : elle comprend des espèces non
inscrites dans les annexes de la Convention de Washington mais
pour lesquelles l’Union européenne souhaite surveiller les flux
d’importation vers les différents Etats membres.
Pour les Annexes A, B, C la réglementation
s’applique à l’animal ou à la plante vivants ou morts ainsi
qu’aux produits et objets qui en sont dérivés. Pour l’Annexe D,
le champ d’application concerne les animaux et végétaux vivants. En France, les permis et les certificats
encadrant le commerce des espèces surveillées sont délivrés par
les Directions Régionales de l’Environnement (DIREN).
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Livres à lire
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L’écaille
de Lison de Caunes et Jacques Morabito
Editions Vial, 1997, 83 pages
Le cuir : Les os, l'ivoire, la corne, l'écaille, les perles et
le corail
Hector Pécheux
Emotion Primitive Editions (1 septembre 2006), 95 pages
L’art et les techniques de l’écaille
Elisabeth GRALL
In Revue L' Estampille. L'objet d'art, n°380,2003, p 56-69 |
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