L'écaille de tortue, matériau du meuble

par Catherine AUGUSTE
ancienne élève des Beaux-Arts de Paris
désigne et décore des cabinets de curiosités

 

bureau de la duchesse de Bourgogne par André-Charles Boulle
Détail du bureau de la Duchesse de Bourgogne par André-Charles Boulle, 1711
marqueterie de cuivre sur fond d’écaille. Collection privée
© CRHME, Paris

L’écaille de tortue, origine et nature

Les tortues marines

C’est à partir des tortues marines que l’on tire l’écaille, celle qui est utilisée dans la marqueterie ou dans la confection de petits objets. Il existe sept espèces de tortues marines mais deux sont recherchées pour leurs écailles :

-         la tortue à écailles ou tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata), appelée également caret. C’est la plus rare. Ses écailles s’imbriquent les unes au-dessus des autres et présentent des colorations plus ou moins blondes orangées avec des jaspures irrégulières et bien marquées dont la teinte s’échelonne du brun pâle au noir. C’est aujourd’hui l’espèce la plus menacée car elle fut longtemps chassée pour la beauté de ses écailles.

-         La tortue verte ou écaille franche (Chelonia mydas) possède des écailles plus épaisses et plus grandes que celles de la tortue imbriquée. La couleur de son écaille est verdâtre au-dehors et noirâtre au-dedans avec de larges taches allant du jaune citron au brun foncé. Outre, la viande, les œufs, le cuir, la tortue verte fut exploitée pour le travail de marqueterie. Comme la tortue à écailles, c’est une espèce menacée.

La nature de l’écaille

L’écaille de tortue est composée de kératine et de corps azotés de la même façon qu’un ongle. Les écailles forme une cuirasse qui protège la tortue.
On distingue :

-         la dossière, ou carapace, est composée de treize écailles ceinturées de petites écailles,

-         le plastron qui couvre le ventre de la tortue, est composé de feuilles soudées ou articulées entre elles.

répartition des écailles de la tortue imbriquée

l'écaille de la tortue imbriquée avant tout polissage

Répartition des treize écailles de la dossière (tortue imbriquée) :
cinq plaques centrales (C1 à C5) dites vertébrales et quatre paires
de plaques latérales (L1 à L4 et L1' à L4') appelées costales.
© johannes von saurma

Ecaille de tortue brute avant polissage

La tortue imbriquée peut peser 100 kg pour une taille de 100 cm, la tortue verte est un peu plus grande, 130 kg pour 110 cm en moyenne. Mais le rendement en terme d’écailles est faible, autour d’un kilogramme. Les plus belles écailles proviennent des carapaces les plus vieilles. Sachant que la maturité sexuelle des tortues marines est atteinte après dix ans  voire plus et que la ponte se produit tous les trois ans environ, on imagine la rareté des écailles tant recherchées.

L’écaille de tortue brute doit être préparée avant toute utilisation : elles sont assouplies dans de l’eau bouillante salée afin d’éviter leur blanchiment ; puis les plus gros défauts sont ôtés à l’aide d’un petit rabot. La transparence et la brillance sont rendues par un polissage final.

Mais la qualité de l’écaille ne s’arrête pas aux reflets esthétiques, en effet sa nature nous permet de la transformer. Jusqu’aux XVIIIe siècle, l’écaille de tortue fut essentiellement utilisée dans les jeux de marqueterie. Il fallut attendre le XIXe siècle pour échapper aux contraintes de l’épaisseur de l’écaille grâce aux techniques d’autogreffe (sans collage) mises au point. L’artisan pouvait alors travailler dans la masse, sculpter, tourner et façonner de véritables dentelles.

L’écaille de tortue dans la marqueterie

berceau supposé d'Henri IV en carapace de tortue

détail d'un bureau en écaille de tortue d'Oppenordt

Carapace de tortue, berceau supposé d’Henri IV, Musée du Château de Pau
Fils posthume du duc de Berry, Henri IV fut surnommé "l'enfant du miracle".
Dans cette légende, la carapace de tortue, berceau supposé du jeune Henri,
occupe une place centrale. Dès le XVIIIe siècle, le berceau-carapace
sillonne les rues de la ville de Pau solennellement lors de processions.
A la fois relique et symbole du pouvoir des Bourbons, elle est brûlée pendant la Terreur révolutionnaire. Mais grâce à la complicité du commandant militaire
de la place, c'est une autre carapace de tortue qui est détruite.
© RMN / René-Gabriel Ojéda

Plateau du bureau d'Alexandre-Jean Oppenordt en écaille de tortue
et plaque de cuivre (le bureau est présenté en entier ci-dessous)
Alexandre-Jean Oppenordt, plateau du Bureau du petit cabinet où le roi écrit à Versailles, 1685.
L 105 cm, P 60 cm, New York, Metropolitain Museum of Art
© Metropolitain Museum of Art, NY

 

 

L’écaille de tortue est utilisée depuis bien longtemps par les Polynésiens et les peuples d’Asie à proximité des eaux tropicales, habitats privilégiés des tortues marines. Plus près de nous, les auteurs latins Virgile ou Juvénal évoquent déjà des meubles incrustés d’écaille. Ses transparences proches du verre et ses reflets dorés en firent sans aucun doute un objet de convoitise. D’ailleurs le berceau supposé d’Henri IV est une carapace entière de tortue présentée au musée du Château de Pau, sa ville natale. Mais il faut attendre le XVIIe siècle pour que l’écaille devienne un produit particulièrement recherché en Europe et que les artisans ébénistes en acquièrent la maîtrise. L’inventaire de Mazarin témoigne de l’existence de vingt-deux cabinets d’écaille et d’ébène, de fabrication allemande, italienne ou hollandaise.

 

cabinet en écaille de tortue attribué à Pierre Grole

Cabinet en écaille et marqueterie florale, attribué à Pierre Grole, France, vers 1660, largeur 142 cm.
Ce meuble est très semblable à deux cabinets en écaille, décorés de marqueterie de fleurs, d’oiseaux et d’insectes, portant le nom de Pierre Grole, cités dans l’inventaire dressé à la mort de Mazarin en 1661.
Parmi les bois employés pour la marqueterie, on trouve le palissandre, le buis, un bois vermillon et le bois de rose.
© Christie’s, Londres


L’apogée de son utilisation se situe dans la France de Louis XIV grâce à l’ébéniste Charles-André Boulle (1642-1732) qui perfectionne les techniques de marqueterie. Les placages d’écaille, d’étain et/ou de cuivre sont superposés avant d’être découpés. Il en résulte une série de décors en parties et contreparties qui peuvent s’assemblées aisément. On utilisait surtout l’écaille de tortue verte dans la marqueterie de mobilier. Celle-ci était d’abord amollie dans un bain d’eau bouillante, mise sous presse pour l’aplanir puis enfin polie et découpée en vue du motif marqueté. Sa transparence laisse jouer les couleurs en arrière-plan : des papiers de couleur rouge, parfois même des feuilles d’or ou d’argent étaient plaqués enter le bois et l’écaille.

Ce type de mobilier connut un engouement dans toute l’Europe princière de la première moitié du XVIIIe siècle. Avec la période trouble de la Révolution, l’importation de l’écaille devint difficile et la production de mobilier marqueté dans la tradition Boulle tout autant.

 

bureau en écaille de tortue d'Alexandre Oppendort

Bureau d'Alexandre-Jean Oppenordt en écaille de tortue et plaque de cuivre
Alexandre-Jean Oppenordt, plateau du Bureau du petit cabinet où le roi écrit à Versailles, 1685.
L 105 cm, P 60 cm,
New York, Metropolitain Museum of Art
© Metropolitain Museum of Art, NY

 

C’est sous Napoléon III que l’écaille reprend ses lettres de noblesse grâce aux réemplois de panneaux de meubles ou de marqueteries anciennes par les ébénistes. On voit alors une production conséquente de meubles dans le style de Boulle grâce à un approvisionnement facilité de la matière première ainsi qu’à des techniques d’exécution améliorées.

L’écaille de tortue, un produit réglementé

cave à liqueur Nicolle en écailles de tortue de Jacques-Emile Ruhlmann

meuble d'appui d'André Leleu en écailles de tortue

Cave à liqueur Nicolle de Jacques-Emile Ruhlmann, en ébène de Macassar
sur chêne de Hongrie et ébène de macassar massif, portes plaquées
d’écaille rouge de tortue, denticule d’ivoire délimite les portes plaquées
et incrustées d’un filet d’ivoire formant un décor de losange, 1926.
H 110 cm, l 93 cm

Meuble d’appui d'André Leleu dessiné en 1957 pour l’Exposition Annuelle.
Les plaques d’écailles recouvrent les trois faces. Le meuble fut exécuté
cinq fois avec des variantes de motifs de cristal de roche et de malachite.
H 130 cm, L 80 cm, P 40,5 cm ; Collection particulière
© johannes von saurma

L’écaille de tortue est un produit réglementé pour la raison que les tortues imbriquée et verte sont aujourd’hui des espèces menacées d’extinction. La tortue imbriquée est l’espèce marine qui a subi la prédation humaine la plus importante. Des textes de l’Antiquité romaine citent l’écaille de tortue comme une marchandise. Le Japon et la Chine la chassent pour sa viande dès le Ve siècle avant J.-C. Elle est également prisée pour la confection de parfums ou de produits de beauté, et le décor de nombreux objets jusqu’à la fabrication des montures de lunettes. Mais la prédation ne s’arrête pas là : on évoque aussi les techniques de pêche actuelles qui les emprisonnent dans les filets ou bien les ingestions des sacs plastiques, pris pour des méduses par les tortues, qui conduisent à des occlusions intestinales.

Le commerce à grande échelle a surtout débuté dans les années 1950 au point que, dès 1968, l’espèce fut identifiée comme menacée. En 1975, les tortues imbriquées de l’Atlantique Nord sont inscrites à l’ Annexe I de la CITES, celles du Pacifique en 1977, c’est-à-dire dans la catégorie la plus menacée d’extinction.

La convention de Washington et la réglementation du commerce des espèces menacées

La Convention de Washington, signée en 1973

pour lire les textes en intégralité  : cites

la transparence de l'écaille de tortue une fois polie

La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, connue sous son sigle CITES ou Convention de Washington, est un accord international dont le but est de veiller à ce que le commerce des spécimens d’animaux et de plantes sauvages ne menace pas la survie l’espèce concernée. La CITES a élaboré un cadre juridique dans le but de limiter les mouvements internationaux. Quelques 40000 espèces sont concernés et réparties selon la gravité du risque dans trois annexes :

Annexe I : ce sont les espèces les plus menacées de toutes les espèces animales et végétales. La CITES interdit le commerce international de leurs spécimens sauf lorsque l'importation n'est pas faite à des fins commerciales. Dans ces cas exceptionnels, les transactions sont conditionnées par la délivrance d'un permis d'importation et d'un permis d'exportation.

Annexe II : c’est la liste des espèces qui seraient menacées si le commerce de leurs spécimens n'était pas étroitement contrôlé. Le commerce international des spécimens des espèces inscrites à l'Annexe II peut être autorisé et doit dans ce cas être couvert par un permis d'exportation ou un certificat de réexportation. La CITES n'impose pas de permis d'importation pour ces espèces (bien qu'un permis soit nécessaire dans certains pays ayant pris des mesures plus strictes que celles prévues par la Convention). Les autorités chargées de délivrer les permis et les certificats ne devraient le faire que si certaines conditions sont remplies mais surtout si elles ont l'assurance que le commerce ne nuira pas à la survie de l'espèce dans la nature

Annexe III : ce sont les espèces inscrites à la demande d'une Partie (c’est-à-dire d’un Etat signataire de la Convention) qui en réglemente déjà le commerce et qui a besoin de la coopération des autres Parties pour en empêcher l'exploitation illégale ou non durable. Le commerce international des spécimens des espèces inscrites à cette annexe n'est autorisé que sur présentation des permis ou certificats.

Les annexes de l’UE

Voir le lien suivant pour le détail des Annexes et des formalités obligatoires pour détenir ou transporter des espèces protégées :
annexes de l'UE

Les Etats membres de l’Union Européenne ont mis en place des règlements qui renforcent l’application de la Convention de Washington sur leur territoire. Ainsi les flux des espèces inscrites à la CITES (Annexe I, II et III) ainsi que d’autres espèces de la Communauté Européenne sont maîtrisés par quatre annexes :

Annexe A : la liste correspond à l’Annexe I de la CITES, celle des espèces menacées d’extinction, à laquelle s’ajoute certaines espèces de l’UE.

Annexe B : c’est en quelque sorte l'Annexe II de la CITES qui autorise le commerce international des espèces protégées mais d'une façon réglementée et limitée à un niveau qui ne compromet pas la survie de l'espèce.

Annexe C : elle regroupe les espèces de l’Annexe III de la CITES dont le commerce international est réglementé à la demande de certains pays exportateurs. Elle décrit les espèces déclarées en danger sur le territoire d’un ou de plusieurs pays et pour lesquelles des mesures de sauvegarde particulières, ayant pour but d’empêcher ou de restreindre leur exploitation, s’imposent.

Annexe D : elle comprend des espèces non inscrites dans les annexes de la Convention de Washington mais pour lesquelles l’Union européenne souhaite surveiller les flux d’importation vers les différents Etats membres.

Pour les Annexes A, B, C la réglementation s’applique à l’animal ou à la plante vivants ou morts ainsi qu’aux produits et objets qui en sont dérivés. Pour l’Annexe D, le champ d’application concerne les animaux et végétaux vivants. En France, les permis et les certificats encadrant le commerce des espèces surveillées sont délivrés par les Directions Régionales de l’Environnement (DIREN).

Livres à lire

L'écaille de Lison de Caunes et Jacques Morabito

L’écaille
de Lison de Caunes et Jacques Morabito
Editions Vial, 1997, 83 pages


le cuir, l'os, l'ivoire, la corne, l'écaille... de H. Pécheux

Le cuir : Les os, l'ivoire, la corne, l'écaille, les perles et le corail
Hector Pécheux
Emotion Primitive Editions (1 septembre 2006), 95 pages

 

L’art et les techniques de l’écaille
Elisabeth GRALL
In Revue L' Estampille. L'objet d'art, n°380,2003, p 56-69

 

Lien vers un autre article du site sur les matériaux du mobilier : les matériaux d'incrustation et de marqueterie

 

   






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