L'animal dans le mobilier
par
Catherine AUGUSTE
ancienne élève des Beaux-Arts de Paris
désigne et décore des cabinets de curiosités |
Les relations que l’homme entretient avec
l’animal sont complexes, tour à tour amicales, sécurisantes,
répulsives ou effrayantes et omniprésentes. Buffon disait :
« Si les animaux n’existaient pas, ne serions-nous pas encore
plus incompréhensibles à nous-mêmes ? »
Ainsi l’animal est indissociable de l’homme et
la place de choix qu’il occupe dans les arts décoratifs est
révélatrice de cette proximité. Comme on aurait pu s’y attendre,
nous aurions répertorié les animaux présents dans le mobilier ainsi
que leur fréquence et leur symbolique. Mais ici c’est la place
accordée à l’animal qui nous a intéressés : Comment est-il
représenté ? Devient-il meuble ? Est-il réduit à de simples sabots ?
Est-il toujours identifiable ?
Pour cela nous sommes partis essentiellement de
meubles contemporains desquels il en ressort quatre possibilités
laissées à l’animal : il garde toute sa forme et fait meuble, il est
coupé en morceaux, il ne lui reste plus que la peau, il devient une
image. Voyons de plus près.
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1/ L’animal garde sa forme entière
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Il existe trois situations où l’animal garde sa
pleine forme dans le mobilier :
- l’animal tout entier transformé en meuble,
- l’animal simple élément structurant du meuble du fait de sa
plasticité (piétement le plus souvent),
- enfin l’animal décoratif sculpté au droit d’une traverse, au
pignon d’un cabinet, etc.
Destiné aux fonctions d’un secrétaire, d’un buffet ou d’un
siège, l’animal subit les contraintes de la stylisation afin
qu’il devienne stable, utilisable pour le rangement... L’idée
d’un meuble animal participe le plus souvent d’un
clin d’oeil ludique voire surréaliste. Claude et
François-Xavier Lalanne ont créé la ménagerie-mobilier la
plus prolifique qui nous projette dans un imaginaire à la
Lewis Caroll.
Hippopotame II, carapace de bronze, d’inox et
de cuivre, est un meuble bar destiné au rangement des
bouteilles et des verres. Ainsi domestiqué, l’hippopotame
devient un monstre placide et utile.
Dans un style très épuré le siège
Pony d’Eero Aarnio (1973)
garde encore la forme d’un petit poney. Ce pouf range jouets
d’une hauteur de 50 cm pour une longueur de 107 cm
appartient à l’univers ludique du designer scandinave. Mais
Aarnio se défend d’avoir pensé au jouet en créant Pony, ses
dimensions ont été conçues conformes à une taille d’adulte.
« … un siège n’est pas nécessairement une chaise. Cela peut
être n’importe quoi à partir du moment où c’est ergonomique.
Cela peut donc être un petit Pony doux que l’on chevauche ou
que l’on monte en amazone. ».
Bien que tout entier, l’animal peut être restreint à une
simple fonction structurante, généralement le
piétement. Il en est ainsi du singe-nénuphar des Lalanne ou
du fauteuil aux serpents d’Eileen Gray.
La
chaise longue d’Armand Albert Rateau créée pour Jeanne
Lanvin fait partie de cette catégorie : quatre biches au dos
arrondi semblant courir soutiennent la longue assise. Le
travail de bronze patiné à l’antique est remarquable et la
délicatesse du maillage de fleurs stylisées qui se répandent
sur le corps des biches contribue à l’impression de
légèreté.
Enfin le dernier recours à l’animal en pleine forme consiste
à l’introduire au sein d’histoire. De petites dimensions, il
s’accroche au piétement ou campe avec insolence sur la
corniche des armoires. Sa fonction est réduite au décor.
Dans le goût japonais,
Gabriel Viardot
(1830-1906) anime son
mobilier de dragons en bois sculpté qui menacent la gueule
ouverte à qui voudrait ouvrir l’armoire ou s’asseoir sur ses
fauteuils.
Si sa silhouette a subi une forte stylisation, l’animal
reste généralement identifiable en tant qu’animal mais pas
toujours en tant qu’espèce. Il y a cependant des cas où la
représentation résulte d'une pure vue de l'esprit : la
chaise de Carlo Bugatti conçue pour le salon escargot nous
oblige à des efforts d'imagination pour y retrouver la forme
animale, source d'inspiration. |
2/ L’animal en morceaux
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L’animal « en morceaux » est la variante la
plus fréquente dans le mobilier. Apprivoisés ou sauvages, les
animaux nous ont prêté leurs formes pour exprimer toute une palette
de symboles et d’émotions : pattes de lion et puissance, ailes et
pouvoir, têtes de serpent et effroi, etc.
C’est ainsi que les formes de l’animal se
trouvent asservies soit à l’ergonomie du meuble et son ossature soit
à la fantaisie décorative du créateur. Parmi ces formes, la patte de
lion remporte la palme de l’emploi à travers les siècles. Elle se
substitue au piétement devenant alors une pièce indispensable de la
charpente ; ou bien, purement décorative, elle prolonge un pied de
meuble ou vient orner un vantail de porte de cabinet. Dans le même
registre, les pattes et les sabots de biche ou de cervidés talonnent
les membres léonins dans la fabrication mobilière.
En guise d’exemple où l’animal prête une de ses parties à
une fonction structurante : la
table de Gilbert Poillerat (1943) en fer forgé massif. Elle se compose de
deux têtes de bucranes (crâne de bœuf en général) desquelles
s’échappent des bois de cerfs en guise de support du
plateau. L’animal en morceaux est essentiel à la stabilité
du meuble. Et la force de ses bois semble décuplée par le
choix de la matière fer forgé massif et de sa patine.
Nous l’avons vu l’animal en morceaux
peut être réduit à une simple fonction décorative.
Ainsi
Armand Albert Rateau
détourne la lourdeur sympathique
de l’éléphant en un registre raffiné : deux têtes
d’éléphant, traitées en aplat dans le bois, incisées de
motifs floraux s’échouent sur le dossier d’un siège. Les
fleurs incisées dans le bois poursuivent le motif de la
tapisserie, créant l’illusion d’un mimétisme.
Enfin l'exemple qui pousse à l’extrême le travail du
morcellement et de la recomposition :
le loup-table de
Victor Brauner (1939-1947). S’agit-il encore d’une table, et
donc d’un meuble, étant donné ses dimensions (54x57x28,5 cm)
et le peu d’espace réservé au plateau ? L’objet est en
réalité une oeuvre surréaliste composée d’une tablette
fabriquée en série et d’un renard naturalisé. Le renard,
plus que le loup, morcelé retrouve sa forme animale par le
jeu créatif de Brauner. |
3/ Il ne reste plus que la peau
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L’évocation de l’animal est parfois réduite à sa peau. Mais
quelle peau ! Peau à poils ou cuirs bruts ou à dessins. Ici
la silhouette animalière a disparu au profit de la texture
et de la couleur. Bien qu’elle garde sa fonction d’origine,
recouvrir un corps, pour le meuble un châssis, la peau est
surtout utilisée pour ses qualités décoratives : texture des
poils, taches colorées, etc.
Le canapé Safari, créé en 1968
par le collectif Archizoom, se compose de quatre éléments
alvéolés formant un rectangle, recouverts en partie d’une
fourrure synthétique façon léopard. Ici tout est faux et
teinté de kitsch, seul le motif imprimé très évocateur nous
ramène à l’animal.
Le cuir, aussi, par son bel aspect offre une alternative aux
bois précieux : le galuchat (peau de raie), le parchemin
(peau de veau), le crocodile… Le
chiffonnier anthropomorphe
d’André Groult (1625) est entièrement gainé de galuchat
disposé selon un motif rayonnant qui accentue les courbes et
les contre-courbes de la silhouette. Le galuchat fait office
de peau puisque la totalité de la surface en est recouverte,
mais l’origine animale est plus difficilement perceptible du
fait de l’organisation d’un motif rayonnant qui n’a plus
rien à voir avec la forme originale d’une peau de raie.
D’autre part, cette peau, qui fit le délice des ensembliers
et décorateurs des années 1920, n’est pas aussi identifiable
comme peau de bête que la fourrure synthétique façon léopard
par tout un chacun. Nous pourrions en dire autant du
parchemin utilisé en gainerie de mobilier : l’absence de
poils, de taches, de motifs ainsi que la relative blancheur
de sa surface nous éloigne de toute idée de bête.
Et le lien avec l’animal semble encore
plus distendu quand le cuir a été repoussé, polychromé ou
patiné. Parfois le faux imprimé est plus évocateur que le
vrai cuir transformé et donc trop éloigné de son état
naturel.
La peau, qu’elle soit fausse ou vraie, sert donc à
recouvrir une structure formelle sous-jacente.
Il arrive qu’elle devienne élément structurant :
tendue sur un cadre métallique, elle assure assise et
dossier de siège. On trouve de nombreux exemples de sièges
en cuir de vachette ou de poulain avec ou sans poils :
la
chaise longue LC4 de Le Corbusier et Charlotte Perriand a sa version
en cuir de vachette à poils.
Parfois la peau fait le tout sans garder la forme d’origine,
il en est ainsi de la descente de lit en peau de tigre ou
d’ours. La silhouette de la bête aplatie jusqu’aux pattes
nous fait découvrir l’étendue de son envergure. Parfaitement
dompté, nous pouvons marcher dessus à notre guise, l’animal
« désincarné » ouvre alors une mâchoire illusoirement
menaçante, rappelant combien sa conquête fut périlleuse. |
4/ Plus qu’une image, l’animal en peinture
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Ainsi donc, l’animal entier ou en morceaux occupe une place
importante dans le mobilier mais il est un moyen par lequel
il est peu représenté : la peinture sur meuble. Nous sommes
remontés des siècles en arrière pour apprécier une
représentation animalière généreuse : l’exemple du
Kunst und
Naturalienkammer de Halle en Allemagne, ensemble mural du
XVIIIe siècle, montre par sa restauration récente l’intérêt
porté à l’esprit de cabinet de curiosités. Chaque pignon
d’étagère est orné de motifs représentatifs de ce qui est
exposé en vitrine. La guirlande de coquillages illustre
l’étagère dédiée aux mollusques marins, la tête de panthère
celle des mammifères, le crabe celle des crustacés… L’animal
représenté prend la fonction « d’étiquette illustrée » et
conduit à porter le regard de l’image peinte à la réalité,
celle placée en vitrine.
Plus récemment, Piero Fornasetti a imaginé avec Gio Ponti
la
chaise Papillon (1949). Toute la conception évoque la
légèreté : la structure délicate du châssis, les couleurs
douces, l’usage de la soie (l’animal est aussi dans les
matériaux) et le collage de gravures de papillons sur
l'ensemble du châssis semblant
voleter. Bien que davantage motivé par le sujet de
l’architecture, Fornasetti s’est également amusé à créer une
commode panthère où la bête tourne autour du galbe du
meuble.
A la recherche d’exemples contemporains peints, nous avons été
confrontés à leur faible nombre. Plusieurs raisons viennent à
l’esprit :
- la tradition du motif décoratif élaboré à partir du végétal ou du
géométrique, permettant des solutions plastiques innombrables, a
laissé peu de place au monde animal ; celui-ci se trouvant
généralement intégré à une scène (comme le paravent peint par Armand
Albert Rateau pour Jeanne Lanvin),
- la création contemporaine a souvent négligé l’ornement dans le
mobilier et a fait de la finition laquée, cérusée, badigeonné aux
couleurs de Provence ou patinée la mesure du bon goût. |
Conclusion
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L’animal est omniprésent dans notre vie relationnelle et ce
bref aperçu de la création contemporaine nous révèle que sa
représentation reste au cœur des designers. Pas d’inquiétude
sur sa disparition éventuelle. Mais la prochaine question à
se poser réside dans le sens de sa représentation. L’animal
dompté aux formes du meuble est-il là pour évacuer nos
peurs ? Pour assouvir nos désirs de puissance comme l’aigle
impérial ? Ou bien intervient-il dans le seul jeu
décoratif ? Ou celui de la dérision comme la table-loup de
Brauner ?
un exemple presque total :
- l'animal est en entier,
- il est organisé dans une composition décorative,
- il recouvre une structure
Secrétaire coquillage (année1925) |
Quelques livres de référence
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